La Danse Macabre : quand la mort s’invite dans le quotidien…
Si, aujourd’hui, la mort est aseptisée, il n’en allait pas de même à la fin du Moyen-Âge, alors que l’Europe subissait l’une des pires épidémies de son Histoire : la Peste Noire. La Mort, transcendant les classes sociales, accompagne alors le quotidien des vivants.
Alors, prêt(e) à danser avec la Mort ?
Le triomphe du macabre
Le XVème siècle, c’est-à-dire ce que l’on désigne traditionnellement comme le dernier siècle de cette longue période qu’est le Moyen-Age, signe le triomphe d’un art plutôt singulier : la Danse macabre. Mais pourquoi ce siècle en particulier ?
Avant la Danse macabre, la Mort occupe déjà un large éventail de l’art européen. Il faut dire que l’époque est source d’angoisse, que ce soit à cause des guerres, des famines ou des épidémies. Si nous ne devions citer qu’un seul exemple, on prendrait celui de la Grande Peste, résurgence traumatique d’une maladie qui n’avait pas « foulé » l’Europe depuis 600 ans.
Pour comprendre l’ampleur de la catastrophe, il suffit d’énoncer un simple fait : la Guerre de Cent Ans (1337-1453) tue des milliers d’hommes en un siècle, la Peste Noire tue hommes, femmes et enfants par millions en quelques années à peine. Dans un monde connecté comme celui du XVème siècle, il est en effet fort aisé pour les bactéries de voyager, celle de la peste (Yersinia pestis) n’ayant qu’à embarquer à bord des nombreux navires qui font la navette entre l’Extrême-Orient et le pourtour méditerranéen, à bord de leurs hôtes préférés : les rongeurs.
Dans ce contexte horrifique, il n’est pas étonnant que les esprits soient attirés par un univers macabre. L’un des thèmes iconographiques qui revient le plus fréquemment est celui de l’Apocalypse. Dernier livre du Nouveau Testament, l’Apocalypse (du grec « Révélation ») annonce le retour de Jésus Christ sur Terre, après un épisode cataclysmique. C’est dans le sixième chapitre qu’apparaissent les protagonistes qui vont fortement influer sur l’art européen du Moyen-Age : les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse – même si, vu le parallélisme entre les quatre cavaliers, on imagine plutôt un seul cavalier chevauchant 4 chevaux successifs.
C’est l’Agneau (image de Jésus) qui ouvre le premier le livre scellé. Des quatre premiers sceaux jaillissent, un par un, Quatre Cavaliers, chacun symbolisant un fléau.
Le premier à apparaître monte un cheval blanc, est équipé d’un arc et reçoit une couronne pour remporter la victoire : » (…) c’était un cheval blanc. Celui qui le montait tenait un arc. Une couronne lui fut donnée, et il partit en vainqueur et pour vaincre ». Ce premier cavalier est le plus énigmatique des Quatre. Si l’on devait l’associer à un fléau, ce serait celui de l’esprit de conquête.
Le second cavalier, sur son destrier rouge, reçoit une épée et le pouvoir de bannir la paix de la Terre : » Alors surgit un autre cheval, rouge-feu. A celui qui le montait fut donné le pouvoir de ravir la paix de la terre pour qu’on s’entretue, et il lui fut donné une grande épée ». Le deuxième cavalier symbolise le fléau de la guerre.
Le troisième, chevauchant un cheval noir, porte une balance : » (…) c’était un cheval noir. Celui qui le montait tenait une balance à la main. Et j’entendis comme une voix, au milieu des animaux, qui disait : Une mesure de blé pour un denier et trois mesures d’orge pour un denier, quand à l’huile et au vin, n’y touche pas ». C’est le fléau des disettes et des famines.
Enfin, le dernier cavalier, sur son cheval pâle, est l’allégorie de la Mort et des maladies. Dans son sillage vient la horde des morts (cinquième sceau). « (…) c’était un cheval blême. Celui qui le montait, on le nomme « la mort » et l’Hadès le suivait ». Il est l’incarnation des épidémies.
Tous les passages proviennent de La Bible tradition œcuménique, par les Editions du Cerf et Société Biblique Française, 1988.
L’apparition de la Danse Macabre
Si la Danse Macabre apparaît dans la peinture au XVème siècle, c’est un thème déjà connu en littérature et au théâtre. Le thème des Trois Morts et des Trois Vifs est sans aucun doute son ancêtre le plus célèbre. Baudouin de Condé, ménestrel du XIIIème siècle appartenant à la cours de la comtesse de Flandre, est l’un des premiers à mettre en mots la légende.
Dans vingt-six vers, il raconte l’histoire de trois jeune hommes, des vaniteux, à qui apparaissent trois défunts. Anciens duc, comte et marquis, ceux-ci rappellent, sur un ton satyrique, que la Mort n’épargne personne, que l’on soit beau, riche ou jeune. La seule garantie : ne pas pêcher et suivre la voie du Bien. Des troupes de théâtre de rue vont mettre en scène ces poèmes moraux et les colporter à travers toute l’Europe.
La Danse Macabre reprend la longue tradition du genre des Vanités (voir l’article » pas encore écrit « ). Dans une sarabande mêlant les vivants et les morts, le genre se moque des distinctions sociales, même si sa composition reste hiérarchique. Au fur et à mesure que se déroule la cohorte, on découvre les grands (le pape, l’empereur, le cardinal, …) suivis des humbles (le paysan, le cordelier, l’enfant, l’ermite, …) et entremêlés de morts.
Autour des images sont inscrits des vers accusateurs ou cyniques que la Mort adresse directement à la victime. Dans la légende des Trois Morts et des Trois Vifs, les morts disent aux vivants « Ce que vous êtes, nous l’avons été. Ce que nous sommes, vous le serez un jour ». Jolie punchline.
Concernant la « première » Danse Macabre, on cite souvent celle de 1424, peinte sur les murs du charnier des Saints-Innocents, à Paris. Détruites en 1663, les fresques ont survécu à travers des gravures en bois, que l’imprimeur parisien Guy Marchant a publié en 1485 et plusieurs fois dans les années suivantes. La sarabande fait étalage de 30 couples vivant/mort, depuis le pape jusqu’au bambin. Il est intéressant de remarquer que les morts sont tous identiques, décharnés et recouverts d’un linceul blanc. Preuve on ne peut plus claire de l’égalité de tous face à la Mort.
Quelques exemples de Danses Macabres
A Cracovie, au monastère des Pères Bernardins, on trouve le premier exemple polonais de Danse Macabre en ronde et avec médaillons. Datée de la fin du XVIIème siècle, l’œuvre serait de la main de Franciszek Lekszycki. L’artiste se serait inspiré de pamphlets allemands, en particulier celui publié par l’imprimerie de Paulus Fürst. L’un des avantages de la ronde est que celle-ci utilise moins d’espace qu’une sarabande.
Au centre du tableau, on trouve l’alternance de femmes et de squelettes, qui se tiennent par la main et dansent. Autour, on trouve 14 médaillons, dont 9 qui présentent les époux de ces dames, tous des laïcs. Dans les coins, on remarque des scènes bibliques : la crucifixion du Christ et le Paradis en haut ; le péché originel et l’Enfer en bas.
Partons maintenant en Bretagne, dans la chapelle de Kermaria-an-Iskuit (Côtes d’Armor). Là se trouve une Danse Macabre réalisée à la détrempe, redécouverte sous un enduit en 1856. Visible sur les murs de la nef, l’œuvre picturale a été réalisée à la fin du XVème siècle. La Danse s’inspire de celle des Saints-Innocents de Paris.
Composée d’une cinquantaine de personnages, ceux-ci mesurent 1m30 de hauteur et représentent toutes les couches de la société. La fresque ayant souffert de l’humidité depuis sa redécouverte, plusieurs figures ont été effacées. Il est intéressant de noter que l’on peut aussi voir, dans cette chapelle, un Trois Morts et Trois Vifs.
Voir la fresque et de plus amples informations ici.
À œuvre tourmentée, histoire tourmentée. Voilà ce que pourrait être le motto de l’une des Danses Macabres les plus célèbres du XVème siècle : la Danse Macabre de Bâle. Réalisée en 1440, elle ornait le cimetière d’un couvent dominicain de la ville. Une copie a ensuite été réalisée, entre 1450 et 1460, sur la rive droite du Rhin, dans le Petit-Bâle. Nous, nous allons nous intéresser à la fresque de la rive gauche, dite du Grand-Bâle.
La fresque mesure plus de 60m de long. Si l’on ne connaît pas l’auteur, on pense que la peinture a été réalisée des suites d’une première vague de Peste Noire. Dans les siècles suivants, plusieurs restaurateurs (plus ou moins célèbres), imprimeurs et admirateurs vont contribuer à la renommée de la Danse. C’est d’autant plus important, qu’en 1805, la fresque est détruite et ses fragments répartis entre quelques citoyens. Si la majorité d’entre eux sont aujourd’hui au musée historique de Bâle, 4 demeurent introuvables.
La copie la plus étudiée est celle des 43 gravures sur cuivre de Merian, qu’il a réalisée en 1621. Notons d’emblée que les diverses restaurations et l’inventivité des artistes ont modifié l’œuvre originelle, dont la reproduction la plus exacte est sans nul doute celle du Petit-Bâle. En attendant, il y a tout de même quelques détails intéressants à relever.
Voir ici une reproduction en aquarelle des gravures de Merian, réalisée par Rudolf Feyerabend.
Parmi les figures représentées sur la Danse, on remarque des personnages fort rares (un juif et un bourreau par exemple) ou relevant de la culture locale. Est ainsi peint un avoyer, un magistrat important dans les cantons suisses. Autre anecdote. Lorsqu’il a apporté sa pierre à l’édifice, en 1568, le restaurateur Hans Hug Kluber a dessiné une indulgence aux pieds du pape. Critique acerbe dans le ton de l’époque, celle de la Réforme protestante. Ce courant religieux a aussi amené les restaurateurs ultérieurs à couvrir des membres du clergé devenus obsolètes par des… femmes !
Pour le dernier exemple, nous irons à la rencontre d’un artiste majeur du courant : Hans Holbein le Jeune.
Né vers 1497 et mort fin 1543, Hans Holbein le Jeune est un peintre et graveur allemand. Il est notamment célèbre pour avoir peint les Ambassadeurs, en 1533, où figure, avec la technique de l’anamorphose, un Memento mori, celui d’un crâne. En latin, Memento mori signifie « Souviens-toi que tu vas mourir ». C’est une technique très en vogue à l’époque, période phare de l’art macabre. Les Memento mori sont là pour rappeler à tous et à toutes la vanité de l’existence. C’est un art moralisateur.
En 1526, Hans Holbein le Jeune réalise une série de 41 gravures sur bois intitulée « Danse macabre« . Innovateur il l’est dans ce sens où il dérive les codes usuels du genre. Désormais, plus de joyeuse farandole qui s’ébranle, mais une Mort violente et moqueuse, qui s’immisce dans la vie quotidienne des hommes et des femmes. L’artiste aime particulièrement mettre en scène les puissants (religieux et politiques), qu’il ridiculise, rappelant que le pouvoir et la richesse ne sont rien face à la mort. En cela, la moralité de la Danse Macabre perdure.
On finira par une galerie non exhaustive de Danses Macabres :
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Merci d’avance et à bientôt pour une nouvelle Histoire de l’Ombre ! ❤
2 commentaires
Céline Lasser
Très bonne explication de ce memento Mori en vogue aux XIV et XV ème siècles;
belles illustrations;Trop bref, à mon goût. J’aurais aimé un chapitre entier sur les 6 Danses macabres françaises.
Merci.
AudreyFeather
Bonjour.
Merci pour votre intérêt et vos remarques. Je peux tout à fait reprendre l’article, si cela vous intéresse. C’est un sujet sur lequel j’ai beaucoup aimé écrire.
Vous aimeriez que j’aborde quelles danses macabres précisément ?
En espérant un retour, bonne journée à vous.